|
I
Le vent du nord soufflait en tempête, emportant par le ciel d'énormes nuages d'hiver, lourds et noirs, qui jetaient en passant sur la terre des averses furieuses.
II
Jérémie fit trois pas, puis oscilla, étendit les mains, rencontra un mur qui le soutint debout et se remit en marche en trébuchant. Par moments une bourrasque, s'engouffrant dans la rue étroite, le lançait en avant, le faisait courir quelques pas; puis quand la violence de la trombe cessait, il s'arrêtait net, ayant perdu son pousseur, et il se remettait à vaciller sur ses jambes capricieuses d'ivrogne. 20 avril 1884 - Allons, viens-t'en, Jérémie. J'allons passer l'temps aux dominos. C'est mé qui paye. L'autre hésitait encore, tenté par le jeu et l'eau-de-vie, sachant bien qu'il allait encore s'ivrogner s'il entrait chez Paumelle, retenu aussi par l'idée de sa femme restée toute seule dans sa masure. Il demanda: - On dirait qu't'as fait une gageure de m'soûler tous les soirs. Dis-mé, qué qu'ça te rapporte, pisque tu payes toujours? Et il riait tout de même à l'idée de toute cette eau-de-vie bue aux frais d'un autre; il riait d'un rire content de Normand en bénéfice. Mathurin, son camarade, le tirait toujours par le bras. - Allons, viens-t'en, Jérémie. C'est pas un soir à rentrer, sans rien de chaud dans le ventre. Qué qu'tu crains? Ta femme va-t-il pas bassiner ton lit? Jérémie répondait: - L'aut' soir que je n'ai point pu r'trouver la porte... Qu'on m'a quasiment r'pêché dans le ruisseau d'vant chez nous! Et il riait encore à ce souvenir de pochard, et il allait tout doucement vers le café de Paumelle, dont la vitre illuminée brillait; il allait, tiré par Mathurin et poussé par le vent, incapable de résister à ces deux forces. La salle basse était pleine de matelots, de fumée et de cris. Tous ces hommes, vêtus de laine, les coudes sur les tables, vociféraient pour se faire entendre. Plus il entrait de buveurs, plus il fallait hurler dans le vacarme des voix et des dominos tapés sur le marbre, histoire de faire plus de bruit encore. Jérémie et Mathurin allèrent s'asseoir dans un coin et commencèrent une partie, et les petits verres disparaissaient, l'un après l'autre, dans la profondeur de leurs gorges. Puis ils jouèrent d'autres parties, burent d'autres petits verres. Mathurin versait toujours, en clignant de l'œil au patron, un gros homme aussi rouge que du feu et qui rigolait, comme s'il eût su quelque longue farce; et Jérémie engloutissait l'alcool, balançait sa tête, poussait des rires pareils à des rugissements en regardant son compère d'un air hébété et content. Tous les clients s'en allaient. Et, chaque fois que l'un d'eux ouvrait la porte du dehors pour partir, un coup de vent entrait dans le café, remuait en tempête la lourde fumée des pipes, balançait les lampes au bout de leurs chaînettes et faisait vaciller leurs flammes; et on entendait tout à coup le choc profond d'une vague s'écroulant et le mugissement de la bourrasque. Jérémie, le col desserré, prenait des poses de soûlard, une jambe étendue, un bras tombant; et de l'autre main il tenait ses dominos. Ils restaient seuls maintenant avec le patron, qui s'était approché, plein d'intérêt. Il demanda: - Eh ben, Jérémie, ça va-t-il, à l'intérieur? Es-tu rafraîchi à force de t'arroser? Et Jérémie bredouilla: - Pus qu'il en coule, pus qu'il fait sec, là-dedans. Le cafetier regardait Mathurin d'un air finaud. Il dit: - Et ton fré, Mathurin, ous qu'il est à c't' heure? Le marin eut un rire muet: - Il est au chaud, t'inquiète pas. Et tous deux regardèrent Jérémie, qui posait triomphalement le double six en annonçant: - V'là le syndic. Quand ils eurent achevé la partie, le patron déclara: - Vous savez, mes gars, mé, j'va m'mettre au portefeuille. J'vous laisse une lampe et pi l' litre. Y en a pour vingt sous à bord. Tu fermeras la porte au-dehors, Mathurin, et tu glisseras la clef d'sous l'auvent comme t'as fait l'aut' nuit. Mathurin, répliqua: - T'inquiète pas. C'est compris. Paumelle serra la main de ses deux clients tardifs, et monta lourdement son escalier en bois. Pendant quelques minutes, son pesant pas résonna dans la petite maison; puis un lourd craquement révéla qu'il venait de se mettre au lit. Les deux hommes continuèrent à jouer; de temps en temps, une rage plus forte de l'ouragan secouait la porte, faisait trembler les murs, et les deux buveurs levaient la tête comme si quelqu'un allait entrer. Puis Mathurin prenait le litre et remplissait le verre de Jérémie. Mais soudain, l'horloge suspendue sur le comptoir sonna minuit. Son timbre enroué ressemblait à un choc de casseroles, et les coups vibraient longtemps, avec une sonorité de ferraille. Mathurin aussitôt se leva, comme un matelot dont le quart est fini: - Allons, Jérémie, faut décaniller. L'autre se mit en mouvement avec plus de peine, prit son aplomb en s'appuyant à la table; puis il gagna la porte et l'ouvrit pendant que son compagnon éteignait la lampe. Lorsqu'ils furent dans la rue, Mathurin ferma la boutique; puis il dit: - Allons, bonsoir, à demain. Et il disparut dans les ténèbres.
II
Jérémie fit trois pas, puis oscilla, étendit les mains, rencontra un mur qui le soutint debout et se remit en marche en trébuchant. Par moments une bourrasque, s'engouffrant dans la rue étroite, le lançait en avant, le faisait courir quelques pas; puis quand la violence de la trombe cessait, il s'arrêtait net, ayant perdu son pousseur, et il se remettait à vaciller sur ses jambes capricieuses d'ivrogne. 20 avril 1884 >--> |
Créé le 12-01-2009 11:14:17 |